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Myriam Ben Salah, curator and art critic, talks with artist Arthur Jafa who occupies a major place in today's art.

The themes addressed in this conversation are related to issues that run through Jafa's work: the mutability of Blackness versus Whiteness and the opportunity to express and put these notions into perspective in his work.
These themes are notably crystallized in "Love is the Message, The Message is Death", a video directed in 2016 by Arthur Jafa. A masterpiece of editing and precision, the 7-minute video is made up of footages found on the internet that evoke the pain, violence, resilience, but also the vitality and creativity of the black community in the United States. Some of the footage, including police violence against African-Americans, resonates with current events. In support of the Black Lives Matter movement, fourteen North American and European institutions, each owning an edition of the work, streamed it on their websites for an entire weekend in June 2020.
Arthur Jafa est né en 1960 à Tupelo, dans le Mississippi (États-Unis). Il est diplômé de l'université Howard de Washington D.C. en cinéma et en architecture (1983). Il vit et travaille à Los Angeles.
En tant qu'artiste, cinéaste et directeur de la photographie, Arthur Jafa a développé une pratique dynamique qui explore la "blackness" - dans une perspective à la fois universelle et locale - en tant qu'identité diverse et en constante évolution et qui remet en question son héritage complexe dans les États-Unis du 21e siècle. Il a développé une gamme précise de techniques pour manipuler le mouvement, les images statiques et mobiles qui provoquent un choc visuel spécifique à son travail. C'est pour lui une tentative de rendre compte de l'expérience des Noirs à travers le cinéma avec, selon ses propres termes, la même puissance et la même beauté que la musique noire. Il s'est fait connaître avec l'œuvre vidéo "Love is the Message, the Message is Death" (2016). Il était déjà une figure clé de la scène cinématographique et musicale américaine, et a travaillé avec Spike Lee, Stanley Kubrick, Jay-Z ou Beyoncé. Son travail a été salué par l'ensemble de la scène artistique dès le début de sa carrière avec le prix de la cinématographie du festival de Sundance pour "Daughters of the Dust" en 1992. En 2015, il a également reçu le prix du meilleur documentaire au Black Star Film Festival pour "Dreams are Colder than Death". En 2019, il a reçu le Lion d'or de la 58e Biennale de Venise et le Prix international d'art contemporain de la Fondation Prince Pierre. Ses œuvres sont représentées dans certaines des collections les plus célèbres telles que le Metropolitan Museum of Art et le Museum of Modern Art (New York), la Tate Modern (Londres), le Smithsonian American Art Museum (Washington D.C.), le Museum of Contemporary Art (Chicago et Los Angeles), la Fondation LVMH ou le Stedelijk Museum Amsterdam.
Myriam Ben Salah is a Tunisian-French curator and writer based in Paris. She is currently the editor-at-large of Kaleidoscope Magazine. She also co-edited F.A.Q., a periodical image-only magazine with artist Maurizio Cattelan, as well as FEB MAG, the publication of the Underground Museum in Los Angeles. Her writings have appeared in numerous international art publications and catalogues including Artforum, Mousse, Numéro.
Myriam Ben Salah has been in charge of special projects and public programs at Palais de Tokyo from 2009 to 2016, focusing especially on performance art, moving image and publishing initiatives. In 2016 she was a curator-in-residence at Fahrenheit in Los Angeles. She was recently the guest curator of the 10th edition of the Abraaj Group Art Prize in Dubaï (2018) where she worked with winning artist Lawrence Abu Hamdan on a large scale commission. Myriam Ben Salah’s recent projects encompass exhibitions, screening series and performances organized at prominent international institutions including Lazaar Foundation in Tunis, the ICA in London, Beirut Art Center, Kunsthall Stavanger, Kadist Foundation in Paris and San Francisco, Pejman Foundation in Tehran, DESTE Foundation in Athens. She sits on the jury of Beirut Art Residency, SAM Art Project in Paris and the Onassis Foundation Residency in Athens. She was part of the curatorial committee selecting emerging artists for Artissima (Turin). In 2020, she co-curated the Hammer Museum Biennal « Made in LA » and is nominated Director of Renaissance Society in Chicago.

Bibliographie

[EN] Ahmed, Sara. On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life, Duke University Press, 2012

[EN] Andrews, Kehinde. Back to Black: Retelling Black Radicalism for the 21st Century, Zed Books, 2018

[EN] ARTnews: Arthur Jafa’s Cinematography and Music Video: How a Foundational Artist First became a sensation in the world

[EN] Bennett, Michael. Things That White People Uncomfortable, Haymarket Books, 2018

[EN] Benston, Kimberley. Performing Blackness: Enactments of African-American Modernism, Routledge, 2000

[EN]  Black Month History: Arthur Jafa: Love is the Message, the Message is Death

[EN] Cedric J. Robinson. The Making of the Black Radical Tradition Black Marxism. The University of North Carolina Press, 2000.

[EN] Contemporary And:  Seeking a new form of Black subjectivity: Love is the Message

Dubois, W.E.B. Les âmes du peuple noir. Traduit par Magali Bessone. La Découverte. Poche, Sciences Humaines et Sociales, 2007.

Dubois, W.E.B. Les Noirs de Philadelphie, Une étude sociale. Traduit par Martin Martin- Breteau. La Découverte. Problèmes Politiques et Sociaux, s. d.

Fanon, Frantz. Peau Noire, Masques Blancs, Points, s,d.

Gilroy, Paul. Mélancolie Post-coloniale, B42, sd.

Hall, Stuart.  Cervulle, Maxime (Ed.). Identités et cultures Politique des Cultural Studies, Amsterdam, 2017

[EN] Japtok, Martin, Rafiki Jenkins, Jerry. Authentic Blackness “Real Blackness”- Essays on the meaning of Blackness in Literature and Culture, Peter Lang, Black Studies and Critical Theory, 2011

[EN] Judith Benhamou Reports: Arthur Jafa about the black experience in America: “Love is the message, the Message is death”

K. Bhabha, Hommi. Les lieux de la Culture, Une Théorie Postcoloniale, Traduit par Françoise Bouillot, Payot, 2019

L’Officiel Art: Arthur Jafa, black flow

Le Quotidien de l’Art :  La Vidéo antiraciste d’Arthur Jafa diffuse simultanément par 14 musées

Libération :  “Whiteness Studies” : « Etudier les avantages que confère le fait d’être perçu comme blanc »

[EN] M.S. Nelson, Angela. This is how we flow: rhythm in black Culture, University of South Carolina Press, 1999

[EN] New York Times Magazine:  Arthur Jafa in Bloom

[EN] Portraits:  Notes on the collection: Arthur Jafa’s Black Visual Intonation

[EN] Serpentine:  Arthur Jafa : A series of utterly improbable, yet extraordinary renditions

Les Inrockuptibles: Maboula Soumahoro: Le concept de blanchité est une réalité 

[EN] Tate:  Black Audio Film Collective

[EN] W. Mills, Charles. Blackness Visible: Essays on Philosophy and Race, Cornell University Press, 1998

Filmographie

Dash, Judy. Daughters of the Dust, 1991, 1h53 Min. 

Youtube: John Coltrane My Favourite Things

Transcript

Myriam Ben Salah

Je pense que le mouvement est au cœur de ta pratique. Encore plus, ou du moins autant que le concept d’Identité Noire. 

Arthur Jafa

Qu’entends-tu par mouvement, dans ce cas précis ? 

Myriam Ben Salah

Je pense que dans ton travail, de bien des façons, tu abordes l’Identité Noire comme une chose qui est en mouvement.

Arthur Jafa

Oui c’est certain, comme une transformation.

Myriam Ben Salah

Exactement, tu ne présentes jamais rien de statique. Tu n’es pas dans l’illustration. Cette notion de transformation est vraiment le fil directeur de tes images et de tes représentations. En réalité, tu ne représentes pas forcément l’Identité Noire à travers le corps qui l’incarne. C’est vraiment quelque chose qui est en mouvement.

Arthur Jafa

Oui, j’en suis convaincu. Le terme que j’utiliserais pour cela est « flux ».

Myriam Ben Salah

Oui, un flux.

Arthur Jafa

C’est un flux constant. Ce n’est jamais fixe ou du moins, c’est comme s’il y avait plusieurs rythmes. Ce sont des définitions multiples d’idées sur ce qu’est l’Identité Noire, qui interagissent de manières spécifiques et dans des contextes différents - en faisant des enchaînements, des choses comme ça. Mais c’est très vrai. Je me disais… j’ai beaucoup utilisé cette analogie. Je pensais beaucoup à John Coltrane. Sans aucun doute, je dirais que l’un de ses deux ou trois enregistrements les plus célèbres est My Favorite Things. 

Arthur Jafa

D’une certaine façon – de plusieurs façons – c’est paradigmatique de dire cela car contrairement au free jazz, qui ressemble à un bruit de fond où il n’y a jamais vraiment de mélodie – le free jazz dispense de mélodie –, dans My Favorite Things, Coltrane prend l’artefact, il prend ce qui lui est donné et il le soumet à un certain processus. Tu vois ce que je veux dire. Il fait de l’improvisation, mais ça revient toujours à une interprétation assez simple du thème, ou de la mélodie, ou de la chanson en elle-même. À mon avis, l’intérêt n’a jamais été de débuter à un certain endroit pour en atteindre un autre. L’intérêt se trouvait dans le mouvement entre ces deux endroits. Ce processus circulaire accentuait l’idée que l’important ne se trouvait pas dans cette notion de progression, dans cette idée de développement linéaire. L’intérêt était vraiment de ressentir la façon dont ce processus et ces forces t’impactaient. Donc pour moi, le flux est vraiment critique. C’est à la fois paradigmatique de l’Identité Noire et de la façon dont je veux présenter l’Identité Noire - lorsque je la présente en réaction, ou à travers cet aspect paradigmatique, qui est, comme je l’ai dit, un flux.

Myriam Ben Salah

J’ai retrouvé cette idée de “flux” lorsque tu parles de la transition entre être Africain et devenir Noir, et je crois que tu mentionnes le fait de devenir « les fils illégitimes de l’ouest ». Il y a encore cette idée, toujours en rapport avec un flux, une transition, un mouvement constant qui est en quelque sorte intégré dans cette notion même de ce qu’est l’Identité Noire. 

Arthur Jafa

C’est certainement de cette façon que je le comprends. Tu sais, là où j’ai grandi… C’est drôle, je me souviens du moment où j’ai quitté le Mississippi pour la première fois ; particulièrement au début des années 80, lorsque je suis entré en contact pour la première fois avec cette notion d’anti-essentialisme, de ce qu’était l’essentialisme, et du genre de réponses face à ce courant. Surtout à travers mes amis britanniques, qui étaient pour la plupart des partisans - je pense que la plupart appréciait les idées de Stuart Hall concernant l’essentialisme. Mais je me souviens, à un certain moment, avoir réfuté ces idées et m’être dit : « Oh l’essentialisme, c’est une idée grossière ». J’étais d’accord avec les anti-essentialistes. Et puis j’ai un peu compris d’où venaient leurs idées, et j’ai compris que je n’étais pas tout à fait d’accord avec ces idées. Et je me suis transformé en un anti-essentialistes. Je m’opposais aux anti-essentialistes, sans forcément défendre l’essentialisme, mais je m’opposais à certaines de leurs idées. Ce qu’ils critiquaient était ce que je considérais comme un essentialisme grossier, qui à cette époque n’existait même pas pour la plupart des gens, du moins pour ceux que je connaissais - je ne peux pas parler pour tout le monde.

Ma grand-mère n’utilisait jamais de termes tels que « l’expérience Noire », tu vois ce que je veux dire ? Lorsqu’elle disait que les personnes Noires étaient comme ceci ou comme cela, elle savait très bien qu’une généralisation faite sur les personnes Noires pouvait n’être vraie que de façon anecdotique et empirique, et qu’il existait des exceptions. Tu sais, elle ne parlait pas d’hybridité et de choses comme ça. Et parfois, je réduisais cela aux choses que je disais. Tu sais je m’intéresse à deux choses différentes. Je m’intéresse à l’expérience Noire, mais je suis également intéressé par l’expérience des personnes Noires. Ces deux concepts entretiennent une relation compliquée, mais ils ne sont pas similaires. Et ils sont tous deux vrais. Ils sont réels et concrets.

Myriam Ben Salah

J’ai eu beaucoup de mal avec ce travail lorsque je l’ai vu car je n’arrivais pas vraiment à le comprendre. Je pense que je confondais Identité Blanche et population Blanche. Je me suis demandé pourquoi tu opposais la population Noire à la population Blanche. Mais en réalité, tu opposais l’Identité Blanche à l’Identité Noire et je comprends désormais la nature de cette opposition comme étant similaire à celle entre le féminisme et le patriarcat, par exemple. Tu n’opposes pas les hommes et les femmes, tu opposes le féminisme et le patriarcat.

Arthur Jafa

Oui, je l’ai presque toujours dit : si j’ai un objectif - et j’essaie de ne pas…de ne pas restreindre cet objectif - je dis souvent que c’est très important de comprendre que l’Identité Blanche est une psychopathologie. Lorsque tu dis cela, les gens réagissent de façon très étrange. Si tu dis cela, les gens sont réellement interloqués. C’est important que les gens s’habituent à l’idée que l’Identité Blanche et les personnes blanches sont deux choses différentes. La seule façon pour qu’ils s’y habituent, c’est de pouvoir arriver à utiliser ce terme en s’efforçant de rendre explicite la signification que tu souhaites lui donner. C’est comme si je disais que je suis contre le patriarcat, cela ne veut pas dire que je m’oppose aux hommes en général ; cela veut seulement dire que je m’oppose aux hommes qui n’ont pas réussi à se détacher des privilèges attachés au patriarcat. Si je dis que je m’oppose à l’Identité Blanche, cela ne veut pas dire que je m’oppose aux individus de descendance européenne. Cela veut simplement dire que ces personnes ont tellement ancré leur identité dans l’Identité Blanche, que si tu dis que l’Identité Blanche est une psychopathologie, ils pensent que tu les considères comme des psychopathes.

Myriam Ben Salah

Toujours en lien avec cette idée de flux, je voulais discuter de la dernière chose que j’ai vue lorsque je t’ai rencontré au studio, en Février. La vague [The Wave] .

Arthur Jafa

La vague [The Wave], oui. 

Myriam Ben Salah

J’ai vraiment été frappée par l’œuvre que tu réalises actuellement. Juste pour remettre cela en perspective, c’est une vague réalisée à partir d’effets spéciaux, sur laquelle tu travailles avec Pierre Lebaf, c’est bien ça ? Il travaille avec toi sur ce projet ? J’ai trouvé que c’était visuellement très simple, et ça englobe tellement d’aspects de ton travail. Tu mentionnais qu’on y aperçoit le dos de l’ancien esclave Gordon, qu’on entend la musique d’APEX et qu’on y voit la peau de Miles Davis. Ça a cet aspect à la fois magnifique et effrayant, qui est associé à ce que tu as appelé « le sublime abject ». Je voulais que tu parles un peu de ton obsession pour la vague, qui incarne entièrement cette transformation permanente et la non-fixité de ta pratique. C’est à la fois quelque chose qui se ressemble toujours, mais qui est aussi perpétuellement différent.

Arthur Jafa

Oui. D’une part, tu sais, c’est un projet qui est toujours en cours. Lorsque j’en parle avec quelqu’un avant même de l’avoir fini, alors ça affecte l’œuvre, qui continue toujours de se transformer. Pour revenir à cette idée de flux, je suis toujours très préoccupé par le fait que les choses ne doivent pas rester fixes. 

Je ne veux pas que les choses soient immuables - même dans ce que je réalise, je veux que mes œuvres puissent bouleverser la compréhension que j’en ai. C’est presque l’un de mes critères principaux lorsque je travaille sur un projet : il faut que ce travail puisse bouleverser les présuppositions que j’en ai. Encore une fois, pour qu’un travail atteigne mon critère de qualité et qu’il soit vraiment bon, il faut qu’il ait été réalisé du mieux que je pouvais et de façon volontaire. Néanmoins, à chaque fois que je regarde l’un de mes projets, je découvre des choses dont je n’étais pas conscient – je veux dire – ces choses pourraient être accidentelles, et je pense qu’elles le sont d’une certaine manière. Mais je pense que… cela n’a pas d’importance si elles sont accidentelles ou non – tu vois – c’est comme si elles – je ne veux pas dire insérées ou affiliées - mais c’est comme si elles devenaient une partie, un fragment de la totalité de l’œuvre. Tu sais, je ne considère pas nécessairement un projet comme étant l’un de mes meilleurs travaux si cela n’arrive pas un minimum.

APEX est un terme qui – j’avais tellement d’idées précises sur ce que ce terme représentait et d’une certaine manière, la réponse du public a bousculé ces idées. C’est un bon exemple de ce processus de « bousculement » car je ne considérais même pas ce travail comme une œuvre. C’était simplement un document interne que je réalisais, pour ainsi dire, afin d’appréhender toutes les idées compliquées qui tournaient autour de ce récit que j’avais en tête. C’est différent avec L’Amour est le Message, j’ai pris des décisions beaucoup plus conscientes. Mais, pendant au moins les 6 premiers mois, je voyais constamment certaines choses dans cette œuvre et lorsque les gens les pointaient du doigt, ça semblait presque prétentieux. C’était comme si… si je n’avais pas été conscient de ces choses, elles semblaient être presque trop intentionnelles. Et si j’avais su que ces personnes s’y attendaient, dans une certaine mesure, je ne les aurais probablement pas faites. Mais j’ignorais, j’ignorais complètement que ce genre de juxtapositions s’étaient produites.

Myriam Ben Salah

Je voulais ensuite aborder – je sais que c’est une chose dont tu as beaucoup parlé, mais je pense que l’audience française n’y est pas familière – mais si tu pouvais dire quelques mots sur ce que tu définis comme « l’Intonation Visuelle Noire », car dans un sens, c’est également associé à cette idée de mouvement filmique.

Arthur Jafa

“L’Intonation Visuelle Noire” représente au moins deux choses. D’une part, c’est un ensemble de techniques et d’appareillages techniques spécifiques que j’ai développés afin de manipuler le mouvement dans des films ou sur des images animées. Très technique, très spécifique, je pourrais parler pendant des heures de ce sujet et de la façon dont tout cela fonctionne. Récemment, j’ai fait développer des logiciels et des applications qui me permettent d’avoir un contrôle beaucoup plus précis - voire même chirurgical - que ce que j’avais auparavant. J’instrumentalise également afin de pouvoir appliquer ces techniques sur des projets à grande échelle - dans le passé, je le faisais à la main, comme pour L’Amour est le Message - je réalisais ces techniques à la main.

Mais tu sais, avec le niveau de focus que cela requiert, c’est impossible de faire grand-chose. Huit à dix minutes, c’est le maximum que tu puisses réaliser pour une pièce où tu es vraiment attentif. C’est presque comme si je composais quelque chose sur un registre de micro-intervalles. C’est difficile d’arriver à la fin. Mais cet équipement - j’ai une application qui s’appelle The Axle - me permet de répliquer beaucoup de ces effets sur des œuvres à plus grandes échelles. Le projet de la vague, en particulier, est l’un des premiers projets que je développe en utilisant des applications. 

Mais en même temps - et c’est l’autre définition de « L’Intonation Visuelle Noire » - on a vraiment dû travailler avec cette proposition qui, encore une fois, est une proposition très locale. C’est cette idée qu’il est possible de créer un cinéma Noir - comme je le dis dans mon mantra, avec le pouvoir de la beauté et de l’aliénation de la musique Noire – en prenant la musique comme paradigmatique, pas seulement à travers sa définition formelle, mais aussi à travers le statut de la musique dans le monde, de la condition de la musique Noire dans le monde, sa façon d’exister dans le monde, sa relation avec les personnes Noires, sa relation avec les autres individus, sa relation avec chacun, sa capacité à migrer. Elle migre d’une façon très intéressante, compliquée et fascinante. Si tu regardes – j’en ai déjà parlé – la techno à Detroit versus la techno à Berlin, le dub en Jamaïque, des Américains, versus le dub – encore une fois - de Berlin. Tu vois ce que je veux dire. Cette idée qu’elle a la capacité de voyager, d’une certaine façon, que la musique Noire a une dimension virale. Je dirais que la musique Noire peut prétendre, autant que n’importe quelle autre forme d’art du 20ème siècle, à cette dimension virale. 

Tu pourrais dire que le cinéma s’est diffusé partout, mais il s’est diffusé avec ces structures - des structures très lourdes ont dû être installées : des salles de cinéma, des structures de distribution… Alors que la musique Noire c’est… c’est comme Hovey, une personne a un album, cette personne met son album dans sa valise et elle l’amène d’Harlem à Paris. Et c’est tout, une fois que tu l’as entendu - tu ne peux pas revenir en arrière une fois que tu as entendu de la musique Noire. Et puis la musique a commencé à émaner d’Afrique et à se répandre dans tous ces autres endroits - de différentes façons. Il y a vraiment cette idée d’état paradigmatique, ou d’idéal, en termes d’Expressivité Visuelle Noire – je dirais plutôt d’Intonation Visuelle Noire – si j’essayais d’être précis, j’utiliserais ce terme très spécifique et local : l’Intonation Visuelle Noire. Concrètement, la façon dont les gens utilisent ce terme lorsqu’ils l’utilisent de façon méta-catégorique, ça serait plutôt l’Expressivité Visuelle Noire. Ce terme englobe cette idée que la musique est un espace dans lequel il y a un consensus général, ou une acceptation, du fait que la musique Noire est une chose concrète et spécifique, malgré cette diversité infinie et cette variété que l’on retrouve dans la musique Noire. Ce n’est pas qu’une seule chose, tout le monde sait ça. C’est l’exemple paradigmatique d’une chose constamment en flux. C’est un flux constant. Donc il y a ça mais en même temps, il y a aussi cette idée selon laquelle nous voulons répliquer l’essence de cette chose – nous voulons réaliser des choses qui ont le même niveau de complexité formelle que la musique Noire. Nous voulons également en répliquer l’état – ou le statut – comment ces choses fonctionnent dans le monde, leur relation avec la sociabilité Noire, leur relation avec les personnes Noires, leur relation avec – je n’utiliserais pas forcément « l’archétype », mais cet excédent d’expressivité dont font preuve les personnes Noires dans le monde. Tu vois ce que je veux dire ? On ne fait pas que s’exprimer : on s’exprime avec excès. Et la plupart des gens ne peuvent pas l’admettre. Mais tu sais, si Michael Jordan veut marquer un panier, il fait un 360, passe la balle entre ses jambes et fait un dunk – pas dans une exposition, dans un match ! Ils font ce genre de choses. On ne gagne pas plus de points en faisant ça. Alors pourquoi le faisons-nous ? Que se passe-t-il avec les personnes Noires, pourquoi ce genre de comportements persiste ? Ce n’est pas efficace. Ce n’est pas une dépense efficace d’énergie et dans cette situation de compétition, tu ne fais qu’augmenter le niveau de difficulté de ce que tu es en train de faire, pas vrai ? Ce n’est pas comme pour le patinage artistique : si tu fais une figure en plus, tu gagnes des points pour la complexité. Voilà une contradiction, un paradoxe emblématique de l’Expressivité Noire : notre persistance à toujours vouloir en faire plus. Tu vois, ce désir de faire plus, quelle est sa signification ? Pour moi, l’Intonation Visuelle Noire, l’Expressivité Visuelle Noire, c’est cette idée que dans la musique, démontrée et acceptée pour une série de – je pense – raisons assez simples et pas forcément complexes – c’est l’idée que ce même niveau de développement et de complexité, tu peux aussi le retrouver dans l’expressivité visuelle. Lorsque je dis que quelque chose est visuellement expressif, cela peut être une réalisation comme une peinture ou une sculpture, en passant par la manière dont une personne s’habille, la manière dont une personne se présente, la manière dont une personne occupe un espace. Ce sont des choses visuelles. Tu n’écoutes pas une personne danser, tu la regardes. Pour moi, c’est aussi ça l’expressivité visuelle. Alors pourquoi y a-t-il un déséquilibre avec la virtuosité Noire dans la production musicale, mais pas - jusqu’à un certain point - une sorte d’équivalence, une sorte de maîtrise dans cette autre discipline ? Il y a tout un ensemble de raisons complexes qui l’explique et qui crée une sorte de néant, une abstraction. Ce n’est pas seulement que ces raisons n’existent pas, mais elles sont abstraites et cherchent à être démontrées face à cette « absence ». C’est comme si la discipline elle-même demandait à quoi ressemble l’Expressivité Noire.


Alors malgré le démarrage tardif – une combinaison entre un démarrage tardif et précoce – de l’esthétique Noire et de la pratique de l’art contemporain – je parle de démarrage précoce car, comme je l’ai répété 1000 fois, la pratique de l’art contemporain, tel que nous le comprenons, est impossible sans la présence des artefacts et des pratiques Noirs du début de ce siècle. Mais il y a aussi un démarrage tardif car, pour plein d’autres raisons, les personnes Noires n’ont pas pu prendre part aux arts visuels du 20ème siècle jusqu’à ces 30, 25 dernières années. Durant cette période, tu commences à voir la révolte des artistes visuels Noirs, et tu vois la manière dont ils ont forcé le passage afin de pouvoir y participer. Donc ce n’est pas comme si nous avions toujours été présents dans ce domaine, mais après la guerre – dans les années 50, la fin des années 50, les années 60 – on remarque une progression. Et lorsque tu arrives aux années 70, ils étaient présents en masse. Et puis une personne a percé et dans ce cas, c’était Basquiat. C’est intéressant de voir que malgré ce démarrage tardif, il est clairement devenu l’une des cinq figures artistiques les plus importantes du 20ème siècle. C’est presque incontestable. Tu vois ce que je veux dire ? Il est là, juste un peu en dessous de Picasso et de Duchamp et peut-être deux ou trois autres personnes. Et je ne dis pas : « Oh Basquiat est un meilleur artiste que Degas » - c’est grossier, je ne parle pas de ça. Je parle de l’espace que cet artiste occupe dans la conscience collective, et de ce que représente cette capacité à créer quelque chose d’unique et de singulier, que personne d’autre n’a fait. Il y a un millier de personnes qui ont imité Basquiat, dans son apparente simplicité. Mais personne n’a réussi à reproduire son travail.